«Nous ne faisons pas du télétravail mais du travail à domicile dégradé »
Extraits de l'interview de François Hommeril, président de la CFE-CGC.
«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde»,disait Albert Camus. Et je l’ai plusieurs fois dit à la ministre Muriel Pénicaud: elle fait un usage abusif du terme «télétravail», repris ensuite dans les médias. On ne peut pas parler de télétravail pour tous ces gens qui, avec le confinement, ont dû, du jour au lendemain, déporter leur emploi chez eux, sans préparation, sans suivi, etc. Ce qui est pratiqué actuellement, ce n’est pas du télétravail, mais une continuation du travail dans des conditions extraordinairement dégradées. Le télétravail existe et il est encadré. C’est le fruit de négociations entre partenaires sociaux européens à la fin des années 1990, qui ont débouché sur une déclinaison dans le droit français à partir de 2005.
Depuis, les organisations du travail ont évolué et, partout où le télétravail a été mis en place, la priorité a été de bien l’adapter au secteur économique. Il est bon de définir précisément les modalités et conditions de télétravail, avec les règles et les contreparties, aussi bien pour l’employeur que le salarié. Cela permet d’aboutir à un équilibre –bien différent de ce que l’on connaît aujourd’hui. Le travail, qu’il soit exercé dans les locaux de l’entreprise ou ailleurs, doit être contrôlé avec le même niveau d’exigence, et offrir les mêmes droits et protections.
Nous avons assisté à un régime d’urgence, justifié par une certaine urgence sanitaire. Qu’il soit prolongé, parce que l’épidémie est toujours là, pourquoi pas mais il est indispensable de rappeler que ce n’est qu’un régime transitoire, dont le cadre doit être négocié, en particulier sa durée. Tous les partenaires sociaux sont prêts à le faire, et ce n’est pas vrai quand la ministre dit que ce serait trop long, il est tout à fait possible de prendre la question à bras-le-corps et aller vite.Il serait simpliste de croire que, parce que ça s’est passé ainsi pendant deux mois, ça peut perdurer dans la même forme. Il faut se mettre autour de la table et négocier! Le gouvernement ne peut pas se contenter de publier un questions/réponses, qui ne répond à rien de plus qu’une recherche sur internet, et penser que la question serait réglée –c’est prendre les Français pour des enfants. Ce doit être aux premiers concernés de décider les conditions de la reprise, y compris la forme de la prolongation du travail à domicile. Les représentants du personnel doivent définir un cadre, en insistant bien sur l’aspect volontaire et sur les bénéfices d’une telle organisation.
Le télétravail mal organisé ou le travail à domicile tel qu’on le connaît aujourd’hui ne sont pas sans conséquences. Ne serait-ce que sur les échanges informels : discuter avec son voisin de bureau, c’est très différent de le faire verbalement et par e-mail par écrans interposés. Avec le télétravail, il y a de nombreux risques psychosociaux (isolement, dépression, burn-out, etc.) à prendre en compte et à mettre en perspective.On ne peut pas uniquement résumer le télétravail à des transports en moins pour les salariés. C’est toute la relation au travail qui est remodelée. Il faut repenser de fond en comble le management pour accompagner au mieux des personnes qui pourraient avoir le sentiment d’être livrées à elles-mêmes. Il faut définir des objectifs clairs, et une charge de travail adaptée. Il faut également interroger les problématiques de formation et d’évolution de carrière, pour que celui qui est en télétravail ne soit pas défavorisé par rapport à celui qui ne l’est pas. Quand les relations sont trop dématérialisées, alors tout devient vite extrêmement tendu, froid, difficile à gérer. On le voyait déjà dans les bureaux d’études, beaucoup en télétravail, ou dans le consulting, où les consultants sont chez le client: ce sont des milieux difficiles, avec beaucoup de turnover. Il faut arrêter de prendre le télétravail sous le seul prisme de la réduction du temps de transport, c’est une problématique beaucoup plus globale.
[Le télétravail a été mis en place pour faire face au COVID-10.] C’était une réponse à la crise sanitaire. Et, avec le déconfinement, il devrait normalement progressivement disparaître, et on devrait entamer une résorption des mesures mises en place à cause de la maladie. Sauf que je constate, et ce n’est pas la première fois, qu’il y a la tentation de transformer ce qui a été mis en place dans l’urgence en option à durée indéterminée.Or, le système actuel ne peut pas être étendu sans discussions. Il faut réellement prendre le temps d’interroger et d’identifier tout ce qui touche au travail à domicile. Le télétravail n’est pas le paradis et il pose d’importantes questions, notamment sur les contreparties. J’envisage «contreparties» dans son ensemble, c’est-à-dire aussi bien des défraiements, pour garantir les meilleures conditions possible de travail, que le positif qui découle de la pratique. Avec le télétravail, il y a des avantages et des désavantages –comme les risques psychosociaux. C’est en les identifiant le plus tôt possible qu’il est possible de minimiser, voire supprimer, ces éventuels effets négatifs.Tous les fondamentaux changent, et c’est pour cela qu’il faut les analyser. Je vais vous raconter une anecdote. Depuis le début de la crise, le gouvernement réunit régulièrement les partenaires sociaux pour échanger –il faut leur reconnaître cela. Nous avons eu une quinzaine de conférences téléphoniques avec Muriel Pénicaud. L’autre jour, c’était avec le Premier ministre, et c’était en vidéo. On pouvait ainsi voir tous les intérieurs des uns et des autres. J’ai taquiné Yves Veyrier sur le fait qu’il portait une cravate, et il m’a répondu:«Oui, aujourd’hui, je suis à Matignon!» Moi, j’étais en polo, ce que je ne ferais pas si je devais rencontrer de visu le Premier ministre. J’ai réalisé à quel point tout notre rapport au travail est bouleversé, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est chamboulée. C’est pour ça que je plaide pour des analyses détaillées, des négociations. Sinon, six mois plus tard, ça peut faire beaucoup de dégâts.
PSA Peugeot Citroën a, lui, déjà annoncé vouloir généraliser le télétravail pour 80000 de ses 200000 salariés, avec l’idée defaire des économies de mètres carrés dans ses bureaux. La CFE-CGC est la première organisation syndicale dans le groupe. Qu’en pensez-vous?
Je me garderai de répondre pour les représentants chez PSA. Néanmoins, quand je comprends qu’on impose une organisation pour faire des économies, ça me dresse les poils. L’aspect volontaire est indispensable au télétravail. Qui plus est pour PSA, une entreprise qui a besoin de performances et de créativité. La créativité, c’est quelque chose d’assez subtil, qui ne se compte pas en heures de travail. Ça naît d’échanges intellectuels, de l’adhésion à un projet d’entreprise, d’une forte implication... Penser imposer le télétravail pour gagner sur les mètres carrés, c’est ne pas réaliser le risque de perdre beaucoup plus.